Le regard de Sophie Van der Linden sur l’oeuvre d’Hervé Tullet
Elle connait bien l’artiste et s’intéresse à son travail depuis longtemps : Sophie Van der Linden, critique littéraire spécialisée en littérature jeunesse nous raconte la création selon Hervé Tullet.
« De projections nocturnes entre jeunes étudiants trouvant leur aboutissement avec Jeu du soir, à une interview pour le New York Times déclenchant le phénomène des « expos idéales », tout, dans le parcours du créateur Hervé Tullet, trouve sens et invention.
Jeu du soir est une série de cartes, toutes en noir, toutes habillées d’un trait de pinceau original. Sur chacune, des signes, des formes, des points, mais aussi des figures très évidentes – soleil, château, ou bête à cornes – laissent leur empreinte en découpe. Dans la pénombre de la chambre d’enfant, à la manière des lanternes magiques tant aimées par le petit Marcel Proust, des figures éclairées s’animent. L’histoire du soir prend alors la voie d’une féérie domestique.
Dès 2008, Hervé Tullet avait réalisé un livre pour les tout-petits intitulé Jeu d’ombres. Ici, il s’agit d’une proposition ouverte, dont les lecteurs s’empareront pour créer et recréer à l’infini, selon le principe désormais cher à l’auteur, de transmettre les outils d’une création libre et joyeuse. Un principe qui s’approche d’ailleurs d’une expérience qui est à la source de ces livres sur les formes projetées. Cette expérience, est celle que mena Hervé Tullet alors qu’il était étudiant, en compagnie de l’un de ses camarades. Ils passèrent alors des soirées à manipuler des formes, sculptures ou bouts de bois récupérés, devant le faisceau d’une passoire éclairée.
Une même dynamique anime le projet, devenu phénomène mondial, de « L’expo idéale » par laquelle Hervé Tullet a préparé et offert au plus grand nombre tous les ingrédients d’une expérience artistique inédite. Ces ingrédients sont simplissimes : points, traits, taches, gribouillages. Le matériel, minimaliste : du papier, des crayons, éventuellement de la peinture et du ruban adhésif. Que l’on sache ou non dessiner, chacun est alors en mesure de créer une véritable exposition, qu’elle prenne place dans une boîte à chaussure ou dans un musée.
C’est à la suite d’une interview radiophonique avec une journaliste du New-York Times que le projet prend forme. Hervé Tullet entend alors développer des « expositions de lui, mais sans lui ». Dans une série de vidéos à vocation de tutoriels, l’artiste met en scène ses grands principes créatifs. L’exceptionnel de la démarche est qu’il ne s’agit en aucun cas de reproduire « à la manière de », mais plutôt de préparer à la réalisation autonome d’authentiques créations. Par le biais des réseaux sociaux, et d’une armée de passionnés, « L’expo idéale » enflamme la toile et donne lieu à des réalisations qui, quoique nourries à la même source, sont toutes singulières.
Fidèle directrice artistique d’Hervé Tullet, la graphiste Sandrine Granon a eu l’idée d’un livre qui puisse rendre compte de cette énergie de création. Un long travail lui fut nécessaire pour imaginer et élaborer les séquences, trouver les correspondances, les échos et les solutions techniques qui en découlent.
Car elle a non seulement fabriqué une véritable « expo idéale » prenant la forme d’un livre, mais plus encore une authentique expérience de lecture comme le furent, en leur temps, les albums de Kveta Pcovska auxquels elle participa. L’ouvrage emmène son lecteur un peu plus loin, de page en page, toutes dessinées pour l’occasion par Hervé Tullet. Aux premiers jeux de superpositions et de découpes, succèdent de plus en plus de surprises et d’audaces, jusqu’à un déploiement de pages et de papiers en forme de bouquet final. Des photographies de l’exposition au centre d’art new-yorkais Invisible Dog (2017) clôturent le livre, en une réminiscence de l’évènement qui marqua l’entrée du créateur français dans le monde de l’art contemporain. »
Sophie Van der Linden, septembre 2021
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